Dornröschen
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Peintre, décorateur et illustrateur autrichien, Heinrich Lefler (1863-1919) travailla avec son beau-frère Joseph Úrban (1872-1933), qui fut également décorateur de théâtre et architecte. Tous deux étudièrent à l’Académie des beaux-arts de Vienne et jouèrent un rôle notable dans le développement du Jugendstil viennois. Avant que Josef Urban n’émigre aux États-Unis en 1911, ils fondèrent le groupe Hagenbund, dans une volonté d’opposition à l’académisme et au conservatisme viennois. Tous deux réalisent ensemble des images pour l’école et la maison (Bilderbogen), des calendriers inspirés de contes (Grimm, Bechstein, Andersen), enfin, entre 1904 et 1912, des illustrations de livres pour enfants (Lefler réalisa notamment quinze planches pour La Princesse et le porcher d’Andersen, en 1897).
Les illustrations pour les Grimm’s Märchen, éditées par Munk dans la collection « KünstlerBilderbücher » à Vienne en 1905, et reprises également sous forme d’images de calendrier, s’inscrivent dans ce contexte de l’Art nouveau. La volonté de s’inspirer d’une culture populaire universelle, le goût pour une certaine imagerie d’Épinal très idéalisante, se mêlent aux raffinements décoratifs et à la stylisation Jugendstil. Une telle stylisation ne recherche pas à cibler particulièrement un public enfantin par le recours à un art naïf ; l’image d’Épinal transfigurée devient une œuvre d’art en soi, destinée à tous les publics. Tout en étant très lisible, l’illustration est si riche et si complète par la construction savante de ses signes qu’elle forme un tout autonome, condensé, pouvant se déchiffrer indépendamment du texte auquel elle renvoie et dont elle essaie de résumer la quintessence. Dans ce cadre, la composition inspirée de la Dornröschen des Grimm, est sans doute une des chromolithographies les plus réussies et les plus célèbres des deux artistes.
L’image constitue un remarquable concentré du conte. En dehors du baiser échangé par Dornröschen et le prince, aucun autre élément dramatique n’est figuré, ni l’épisode des fées, ni celui de la quenouille, ni celui des serviteurs endormis. Seul compte le triomphe de l’amour, telle une apothéose profane vouée à éclipser tout le reste. Au
niveau de la composition, un large cadre, très Art nouveau, orné d’arabesques végétales et florales, entoure le motif central représentant le couple au sein d’un paysage médiéval et naturel (un château fort aperçu au fond de l’image, une prairie, de la neige, un petit bois près de l’horizon). Ce cadre contient, sur ses deux côtés, au sein d’un fond gris clair, le dessin d’un grand arbre au tronc épuré, droit et fin comme celui d’un peuplier. Le feuillage, également stylisé, s’élargit jusqu’au bord supérieur du cadre, comme pour suggérer une plénitude et l’importance du motif végétal. Tout en bas, des arabesques, encore, figurent les racines des arbres, tandis que toute la partie médiane du cadre est occupée par des cercles dorés aux lignes très fines, ornés de petites fleurs blanches et rondes, comme des roses à six pétales réguliers.
Surtout, élément symbolique essentiel pour le conte, les grandes ronces sombres, presque noires, aux épines fortement marquées, relient le cadre arabesque et l’image centrale. Ces lignes puissantes, partant du bas de la composition, diffusent un mouvement, une dynamique secrète à la scène intense, mais statique, du baiser. Elles aussi composées en arabesques, ces ronces forment deux ensembles de courbes symétriques qui entourent le couple. Le premier ensemble, partant du bas vers le haut, crée un ovale qui se referme sur Dornröschen et le prince enlacés. L’autre ensemble commence également au bas de l’image, puis s’épanouit en deux grandes et larges volutes qui débordent sur le cadre, cette fois pour se recourber vers le bas. Comme dans les cadres arabesques traditionnels, une totalité est ainsi signifiée, dans laquelle chaque élément, entrelacé à tous les autres, relie le ciel et la terre, le matériel et le spirituel, le haut et le bas d’un Grand Tout cosmique, la force vitale de la végétation renaissante et l’amour humain.
Le cadre et le motif figuratif sont également unifiés par une gamme de coloris très nuancés, aux tons pastel, s’harmonisant avec le rose de la robe de Dornröschen et le gris de la cotte de maille du prince. Les couleurs du décor naturel, en dehors du contraste créé par les ronces noires, ressortissent toutes à un camaïeu de couleurs pâles et douces, renforçant la stylisation Art nouveau : le vert tendre, le blanc, les beiges et gris pâles s’accordent au rose estompé, nuancé de légers reflets de bleu, de mauve et de grisé sur la robe de Dornröschen, et à la blancheur de son visage, à la délicatesse de son long cou de cygne et de son corps gracile. Au loin est figuré un espace relativement ouvert, marqué par un fin brouillard grisé qui figure une forêt hivernale en harmonie avec un ciel gris et blanc, mais assez lumineux, rappelant les couleurs du cadre et de la robe de Dornröschen.
La blancheur est également une composante unificatrice : certes, Dornröschen n’est pas vêtue de blanc, bien différenciée en cela de la Blanche-Neige des mêmes artistes, mais cependant la neige abondante et les fleurs blanches (motifs ajoutés par rapport au texte) réalisent un effet d’harmonie entre le cadre et la partie centrale. Elles créent aussi des échos avec les autres contes de Grimm dans lesquels neige et blancheur sont des leitmotive ainsi que des principes poétiques privilégiés (dans Blanche-Neige bien sûr, mais aussi dans Cendrillon, Neige-Blanche et Rose-Rouge, Dame Holle, Les Trois Petits Hommes dans la forêt…). Dans le décor inventé pour Dornröschen, la neige forme un épais tapis sur le sol où se tient le couple, et elle déborde largement sur la bande inférieure du cadre arabesque, comme si elle s’étendait sur les rebords d’une fenêtre ouverte ou d’un édifice permettant à un spectateur extérieur de contempler la scène. Les fleurs blanches, au centre, forment quant à elles un très dense buisson printanier ; celui-ci entoure le couple et s’allège progressivement en floraison aérienne qui se mêle, en l’adoucissant, à la partie supérieure des ronces. Ce sont ces mêmes fleurs qui sont reproduites, mais un peu plus épurées, sur les côtés et dans le haut du cadre arabesque. Ces buissons floconneux évoquent sans doute, parallèlement à la virginité de l’amour naissant, le réveil de Dornröschen associé à celui du printemps à la fin de l’hiver, comme dans le mythe de Perséphone et de Demeter, dont le conte garde des éléments resémantisés. Ils créent un chronotope double (hivernal et printanier) qui effectue la transition entre la neige du premier plan et la verte prairie qui ouvre l’horizon à l’arrière-plan.
La composition centrale, quant à elle, intègre des composantes médiévales à cette utilisation moderniste et épurée de l’arabesque. Ces éléments sont figurés par les murs clairs du château fort aperçu partiellement au fond de l’image, et par les costumes des deux personnages, en particulier la lourde cotte de maille, la grande épée et la couronne d’or du prince. Cet effet de pseudo-ancrage historique est néanmoins sublimé par des facteurs d’idéalisation portés à l’extrême. L’érotisation tendre de la fusion amoureuse dans le baiser est ainsi accrue par le dimorphisme sexuel que l’imaginaire du second XIXe siècle s’est souvent plu à accentuer, la gracilité de Dornröschen contrastant avec la robustesse du prince. Un miracle se produit, qui serait un peu trop facilement kitsch s’il n’était aussi subtilement érotisé. Ce miracle, c’est celui de l’harmonie des contraires, dans un moment où la grâce féminine et la puissance guerrière semblent s’unir au sein de l’humanité en supprimant de manière puissamment utopique toute idée de violence historique. Dornröschen se tend de tout son corps vers ce baiser qui la ploie en arrière, laissant voir, de profil, les délicats contours de son visage et les fines attaches de son cou. Le prince, beaucoup plus grand et fort que sa compagne, penché sur elle comme pour l’envelopper de son désir, incarne une virilité guerrière qui serait capable de s’absorber entièrement, pendant ce moment magique, dans la fascination amoureuse et la tendresse. C’est bien à ce niveau que les stéréotypes sexuels ou de genres se subliment, comme dans les contes dont c’est la fonction ultime, en victoire du “principe de plaisir” sur le “principe de réalité”.
Les motifs dorés de la composition suggèrent aussi l’union “royale” (c’est-à-dire, symboliquement la “royauté” spirituelle du couple) qui se réalise dans cette assomption de l’instant magique qu’est le baiser : la chevelure d’une blondeur rousse du personnage féminin fait écho à la couronne dorée du personnage masculin, les fins lisérés, également dorés, de sa robe forment des courbes s’élevant vers la verticale, presque parallèles à la puissante épée, de la même couleur, que porte le prince à sa ceinture. Enfin la résille sombre qui retient la chevelure féminine rappelle par sa couleur et sa forme les mailles qui protègent la tête du prince. À ce niveau, l’esthétisation des signes prend le pas, semble-t-il, sur tout autre sémantisme, et le triomphe de l’amour signifie aussi le triomphe de la Beauté comme second grand principe de plaisir : beauté de la nature, beauté de l’humain qui reste en harmonie avec elle, beauté de cet accord parfait entre le spirituel et le matériel.
Portés par tous ces effets d’échos et de “rimes” internes, ainsi que par le cadre arabesque qui les place comme en apesanteur, le baiser et le couple donnent ainsi à voir une célébration à la fois idéalisante et sensuelle de l’amour. Tout en concordant avec les suggestions symboliques du conte (est figuré le moment où s’écartent magiquement les buissons de ronce), une telle représentation rencontre aussi – pudiquement en apparence mais en réalité avec une certaine fougue –, le discours sur le désir et sur le corps qu’avait tenté l’exploratrice et audacieuse Vienne 1900 (mais sans jamais oser vraiment accorder à l’éros féminin une valeur aussi positive que dans cette composition). Contrairement à tant d’illustrations traditionnelles de la « belle endormie » qui se sont greffées sur le conte-type depuis le texte perraltien, l’image choisit ici de mettre en scène le désir féminin après le réveil, implicitement associé à la sève qui commence à envahir une nature printanière. Contrairement à toutes ses « sœurs », les nombreuses princesses endormies des contes qui circulent toujours dans notre mémoire collective, la Dornröschen de Lefler et Úrban n’est plus essentialisée à travers le thème de l’attente passive du prince ; ici, c’est le moment d’après qui est représenté, celui où elle s’élance vers la vie et vers l’amour avec toute la force de sa volonté juvénile. Or en 1905, ce petit décalage, léger et subtil par rapport à la tradition, a quelque chose d’un peu révolutionnaire ; on le retrouvera d’ailleurs rarement représenté de cette manière, ce baiser, aussi bien en littérature (dans le registre du conte, que ce soit autour de Blanche-Neige ou des réécritures de La Belle au bois dormant) que dans le domaine des beaux-arts et du livre illustré. Pourtant, les petites filles auraient bien eu le droit de rêver un peu autrement au prince charmant que ce qui leur fut imposé. Malgré ses stéréotypes apparents, la chromolithographie de Lefler et Úrban garde pour cela une indéniable séduction et, dans ses effets les plus subtils, une valeur d’anticipation vraiment moderne.