« La Belle au bois dormant » dans Il était une fois
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C'est au travers d'une délicate mise en abyme que le lecteur découvre ce grand album étonnant. Sur le fond bleu clair mat de la douce couverture, en son centre, un chat au large sourire et une Alice, personnages du Pays des Merveilles, se confondent subtilement – le corps de l'un suivant, en transparence, les formes de la robe de l'autre. Le titre, Il était une fois, qui forme une arche en gros caractères majuscules rouges au dessus des personnages, ressort : en surbrillance et en relief, il attire l’œil aussi bien que les doigts. Autour de la fillette, comme en apesanteur, flottent cinq albums miniatures, ouverts sur plusieurs des différentes pages qui le composent. Ces livres, comme le titre, sont à la fois brillants et en surimpression relief.
En ouvrant l'album, on découvre huit tableaux représentant chacun l'un des contes ou histoires annoncés en quatrième de couverture, c'est-à-dire Peter Pan, Alice au Pays des Merveilles, Barbe Bleue, Pinocchio, La Belle au bois dormant, Le Petit Chaperon rouge, Poucette et Madame Butterfly. À la différence des albums classiques – qui mêlent le texte et l'illustration – les œuvres sont résumées ici seulement par l'image. Chaque double-page, qui se déplie ingénieusement pour dévoiler tour à tour la gueule ouverte du loup, les pétales aériens de la fleur où repose Poucette, ou encore les ailes déployées de Madame Butterfly, est totalement dépourvue de texte. Cette absence, inhabituelle, pousse le lecteur à se concentrer davantage encore sur les détails de l'illustration et à faire une lecture différente des contes, lecture plus sensorielle et plus subjective aussi, puisque fortement orientée par l'illustrateur.
L'illustration qui nous intéresse particulièrement se situe en septième position, encadrée par Barbe Bleue et Peter Pan. Dans des teintes sombres, le conte de La Belle au bois dormant est délicatement mis en image. La pointe du fuseau jaillit hors du livre, au centre parfait de la double-page, comme pour piquer le lecteur. Autour de lui viennent s'enrouler des ronces, tiges tortueuses qui se détachent des pages et semblent s'animer. La scène-clé choisie pour être illustrée par Benjamin Lacombe n'est autre que celle du sommeil de mort dans lequel tombe la Belle après s'être piquée au fuseau. Ici, l'illustrateur choisit de représenter la jeune fille endormie sur un sol carrelé de motifs géométriques – damiers, rosaces, points et autres arabesques – rougeâtres et verdâtres, sol duquel s'échappent les ronces – simplement dessinées ou, au contraire, ajoutées en relief – qui sont, comme la pointe du fuseau, au premier plan.
Sous cet amas de branches vivantes gît la jeune fille, étendue sur le dos dans une position jouant sur les ovales. Vêtu d'une longue robe bleu nuit aux reflets prune, le corps de la princesse décrit une courbe insolite : ses jambes, placées en haut à droite de l'illustration, contournent le fuseau disproportionné (puisqu'il est davantage à l'échelle du lecteur qu'à la taille du personnage) ; le buste de la jeune endormie, quasi à la verticale, descend quant à lui jusqu'à l'extrême gauche de l'image, dans le coin opposé de ses pieds que l'on devine cachés sous la robe. L'unique point de lumière du tableau se situe au niveau de la tête du personnage, seule tache claire qui attire le regard sur le visage apaisé et la longue chevelure blonde bouclée déployée telle une corolle sur le sol.
Cet élément semble isolé du reste du tableau par la médiane que forment les manches de la robe. Celles-ci, qui atteignent une longueur conséquente, sont étalées vers le bas du corps (vers le haut de l'image donc). Le tissu bleu étant doublé d'une couleur claire rappelant la teinte des cheveux, les manches forment par conséquent une courbe qui à la fois sépare et unit le clair et l'obscur, les deux parties de l'image. La manche gauche suit le mouvement du bras, tandis que l'autre, rejetée à l'opposé du membre (qui remonte vers le visage) continue le cercle que décrit le vêtement autour de la pointe du fuseau. Si l'on se penche sur le visage de la jeune fille, on remarque que le rouge de ses lèvres est identique à celui qui colore ses doigts, figurant sans aucun doute le sang qui y a coulé. Ce même rouge est repris pour souligner ses paupières closes, donnant à ce pâle visage une dimension étrange suggérant l'anormalité du sommeil dans lequel le personnage est plongé.
Dans cette illustration, tout s'oppose – clarté, noirceur... fixité, mouvement... douceur, sauvagerie... – mais tout s'organise autour du fuseau, point-clé du conte devenu centre de l'image. La jeune fille, lumière du tableau, représentée ici dans toute sa douceur et sa fragilité, sa lascivité et son abandon, incarne, avec une touche de nostalgie, la volupté et le fantasme, « la latence de la passion amoureuse », comme le déclare Jean Perrot qui fait une lecture de l'album.